Let'get lost - Chet Baker
"Let's get lost - Chet Baker"
film de Bruce Weber (1988)
"Let's get lost", le film de Bruce Weber sur Chet Baker,
est ressorti cet été sur les écrans,
avec une belle copie restaurée.
Je l'avais déjà vu peu après sa sortie en France,
mais j'ai été le revoir fin juillet.
Rien à faire, c'est un film magnifique...
mais profondément malhonnête.
Bruce Weber, le réalisateur, est moins cinéaste que photographe de mode,
farouchement attaché au noir et blanc,
connu pour ses campagnes pour Calvin Klein, Abercrombie, Ralph Lauren...
C'est en tant qu'amateur de photo noir et blanc, de mode - et aussi en tant qu'homo -
que Weber s'intéresse à Chet Baker.
Autant dire que le jazz ne le branche pas plus que ça...
Weber est fasciné par les photos de Chet par William Claxton, dans les années 50,
qui font de notre trompettiste et chanteur à la belle gueule,
une sorte d'Adonis à la James Dean,
fragile et un peu voyou...
tout pour plaire!
En effet, à l'époque, blanc, talentueux et chanteur suave,
il avait tout pour faire une carrière de playboy, de milliardaire et d'acteur adulé.
Pour cette raison, le microcosme des musiciens de jazz détestaient Chet Baker,
en qui ils voyaient alors un ersatz de Miles Davis formaté pour le marché blanc,
chantant avec une "voix de fiotte" pour les minettes ennamourées...
Un peu ce que fut Elvis par rapport au rythmn and blues noir, quoi.
Mais Chet Baker a déployé une vigoureuse énergie auto-destructive,
pour bousiller sa belle image lisse,
parcourant les States, l'Allemagne, l'Italie, la France,
dans un pandémonium de bringue, de saoulerie, et d'usage forcené des drogues,
d'où une vie ponctuée par les délits, les arrestations, les incarcération, les divorces...
Voilà notre homme perdu pour Hollywood et l'American way of life,
plus ou moins lâché par le milieu jazz,
évoluant dans un marché de la musique qui se détourne du jazz pour se déployer vers le rock, la pop, la soul,
toujours entre deux passages en tôle,
perpétuellement en état de manque et donc à la recherche de fric,
ce qui n'est jamais une façon de se faire beaucoup d'amis...
1966, première chute d'Icare :
dans une sombre embrouille tournant autour du deal d'héroïne,
Chet se fait tombé dessus par des mecs qui le roue de coup,
et lui casse la machoire et pas mal de dents...
C'est connu, un trompettiste a sacrément besoin de bonnes dents pour jouer.
Chet doit donc laisser tomber la musique et devient pompiste...
À ce point de l'histoire, on peut croire notre homme perdu pour la musique.
Mais peu à peu, Chet réapprend à jouer avec un dentier,
retrouve un peu de confiance en lui,
sa musique gagne en maturité et en profondeur,
et grâce à un coup de pouce de Dizzy Gillespie,
il rejoue en 1973 à New-York.
Retour du mort-vivant dans l'arène du jazz.
Les 15 dernières années de sa vie, Chet joue beaucoup en Europe,
enregistre énormément, et sa notoriété s'accroit.
Mais ses problèmes d'addiction ne l'ont pas quitté...
Chet Baker meurt à Amsterdam le 13 mai 1988,
en tombant d'une fenêtre dans des conditions mystérieuses :
suicide? accident? meurtre? réglement de compte?
Seconde et fatale chute d'Icare, en tout cas.
Chet Baker a alors 57 ans et en paraît 70...
Le film raconte tout ça dans un noir et blanc impeccable,
et dans un va et vient permanent entre archives et prises de vues de 1987,
entre Chet jeune et Chet vieux.
On sent bien que Weber se délecte de filmer sa décrépitude physique,
derrière laquelle perce quand même un fantôme de beauté.
Assez peu de musique, et surtout de morceaux complets.
Si on voit Chet Baker jouer et chanter, ou interviewé,
on le voit aussi baladé ici ou là par le réalisateur,
jouant dans les auto-tamponneuses,
en bagnole décapotable, au bistrot,
sur la plage de Santa Monica,
ce qui est d'un intérêt... limité.
Weber, de plus est extrêmement manipulateur :
il est allé rencontrer ces anciennes compagnes et ses enfants,
qui racontent tous quel immonde salaud il est... et lui réclame du fric!
De plus, elle disent copieusement des horreurs les unes sur les autres.
Ambiance!
C'est très déplaisant et ça décrit tout une comédie humaine pas très sympa.
Chet Baker, lui flotte.
Il flotte dans les airs, toujours envapée,
semblant vouloir se heurter à la réalité le moins possible,
vouloir l'effleurer, la survoler...
S'il n'était que cela, "Let's get lost" serait un film détestable.
Mais il y a la musique, peu, mais c'est déjà ça.
Lorsque Chet joue ou chante, la profondeur et l'intensité de son propos crève l'écran,
et fait basculer le spectateur vers une autre dimension,
vers le plus profond de lui même...
Ainsi dans la scène utilisée pour la bande-annonce,
- dans laquelle il interprète "Almost Blue" d'Elvis Costello devant un public de fêtards, au festival de Cannes, peu concernés par Chet -
l'une des plus belle du film.